Charles Rhéaume, premier marchand de l'île

Charles Rhéaume, premier négociant de l'île Jésus


Par Guillaume Bouchard Labonté - 6 juin 2018


La région de Montréal, en 1815. CAL, Fonds Deneault.


La Grande Paix de Montréal, en 1701, permet de mettre fin aux incursions iroquoises et donc de peupler des paroisses autrefois menacées et négligées. En quelques décennies, plusieurs centaines de personnes s’installent ou naissent sur le territoire de l’île Jésus : si bien qu’en 1736, on y compte 644 habitants.


Pas étonnant que dans les années précédant la Conquête, cette augmentation rapide attire de plus en plus d’artisans et de marchands aux spécialités diverses. L’un d’eux, originaire de Montréal, s’installe à Saint-François-de-Sales, où il trouve une épouse et fonde sa famille.


Il se nomme Charles Rhéaume. Fils d’un marchand de fourrures de Montréal, il ne semble pas montrer autant d’intérêt pour ce négoce, bien qu’il ajoute encore la mention « fameux traiteur » à sa signature en 1743[1]. Une bonne partie de la population de la ville, à l’époque, vit directement ou indirectement de ce commerce florissant. Quitter le confort de la ville et son marché dynamique pour une paroisse rurale est un pari risqué.


Une bonne partie de ce que l’on sait sur Charles Rhéaume nous vient de la thèse de doctorat de Sylvie Dépatie, qui a travaillé sur la population et l’administration de la seigneurie de l’île Jésus  au cours des années 80[2]. Elle trace le portrait d’un commerçant prospère, et surtout du premier détaillant de l’île Jésus. Beaucoup de biens transitaient par ses propriétés, et l’acquisition de lots dans la paroisse reflétait bien ses ambitions. Sa femme, Marguerite-Madeleine Labelle, est la fille d’un des hommes les plus riches de l’île Jésus, et sa terre a la chance d’être située aux abords d’une petite baie, assez profonde pour que de grosses barques y mouillent. Elle constitue un port naturel parfait, et Charles Rhéaume en a très bien conscience[3]. Il y fait éventuellement construire deux hangars[4]. Ce terrain a un autre avantage : il est situé juste à côté du moulin de Saint-François (représenté par une étoile jaune sur la carte ci-dessus).


Nous savons aussi, par les études des Sœurs grises, que Rhéaume était un grand donateur de l’Hôpital-Général de Montréal. Alors que celui-ci est en grande difficulté, juste après la Conquête, il remet un montant total de 2 000 livres à la célèbre organisation de Marguerite d’Youville[5]. À titre de comparaison, en 1742, Rhéaume achète une terre appartenant à Michel Cyr pour 7 00 livres. Malgré les différentes crises inflationnistes qui ravagent l’économie de la Nouvelle-France à l’époque, il s’agit d’un montant impressionnant.


la famille de Charles Rhéaume « possédait » trois esclaves, ce qui a fait d’elle la  plus grande propriétaire (connue) de travailleurs serviles de toute l’histoire de l’île Jésus.


Pur altruisme? Ou Rhéaume a-t-il quelque chose à se faire pardonner? Peut-être des faveurs à obtenir? L’île Jésus, dans tous les cas, est plus proche de Marguerite D’Youville qu’on pourrait le croire a priori, puisque l’un de ses fils (Charles d’Youville Dufrost) deviendra éventuellement curé de la paroisse de Sainte-Rose.


Un autre marqueur de prospérité, moins glorieux certainement : la famille de Charles Rhéaume « possédait » trois esclaves, ce qui a fait d’elle la  plus grande propriétaire (connue) de travailleurs serviles de toute l’histoire de l’île Jésus. Un reçu datant de 1743 suggère que Rhéaume ne s’est pas contenté d’en acquérir pour ses propres besoins : il a également été impliqué dans le commerce d’esclaves noirs[6]. Le premier « détaillant » de l’île Jésus vendait vraiment de tout...


La Conquête apporte bien des bouleversements. Il semble qu’après le changement de régime, Rhéaume a connu divers revers de fortune. Normal : la ville de Montréal connaît elle-même des moments difficiles et un exil d’une partie de son élite. Quelques années plus tard, il n’apparaît bientôt plus comme marchand indépendant et aisé,  mais comme employé de l’entreprise de Baby, pour qui il procède à plusieurs transactions. Il œuvre alors dans le commerce du blé. Il a aussi vendu ses propriétés de l’île Jésus pour un montant faramineux de 22 000 livres, à un homme dont les paiements feront défaut[7]. Une ironie du sort, puisque Rhéaume a souvent retenu les paiements à ses fournisseurs, pour des raisons diverses[8].


Alors que Rhéaume tente de se refaire à Montréal, sa famille vit des changements qui finissent par l’avantager. Veuve depuis quelques temps, sa mère s’est trouvé un nouvel époux ; et elle a bien choisi. Charles-François-Marie Ruette[9] a des droits sur une partie de la seigneurie d’Auteuil. Or, celui-ci les lègue à sa nouvelle épouse, qui les lègue à son tour à son décès à Charles, en 1763. Il revend ses parts en 1773, mais semble avoir pris entretemps goût à ce genre de responsabilité, puisqu’on lui cède la seigneurie de Monceaux[10], qu’il conservera jusqu’à sa mort.


Charles Rhéaume n’est pas, en bref, qu’un petit commerçant. C’est un homme audacieux et ambitieux, voire avide. Les archives le concernant sont marquées par des procès – souvent des affaires reliées à ses finances et sa comptabilité[11] – mais elles montrent également à quel point il est mobile : pour mener ses affaires, il se déplace sans arrêt et fait notamment affaire à Québec[12]. Il a d’ailleurs possédé deux navires : le Saint-Pierre et le Madeleine. Il ne semble pas manquer d’opportunisme et se montre parfois impitoyable dans ses affaires. Il n’est donc pas étonnant de le voir se nourrir de la croissance démographique de l’île Jésus – et/ou de contribuer à son développement économique.



[1] Reçu à Louis Saint-Germain pour achat d’esclaves – 25 septembre 1743.BAnQ Québec, P1000, S3, D1884

[2] Sylvie Dépatie. L’Évolution d’une société rurale : l’île Jésus au XVIIIe siècle. Thèse de doctorat, Université McGill, 1988.

[3] Sylvie Dépatie, op. cit. 1988, p. 121.

[4] Ibid, p. 124.

[5] L'hôpital général des Soeurs de la Charité, vol I. Sœurs de la Charité de Montréal, 1915, p. 251.

[6] Reçu à Louis Saint-Germain pour achat d’esclaves – 25 septembre 1743.BAnQ Québec, P1000, S3, D1884. Le reçu fait état de cinq esclaves noirs, vendus pour la somme de 3 000 livres.

[7] Slyvie Dépatie, op. cit. 1988 , p. 124.

[8] Notamment dans une affaire qui conduit à un procès qui l’oppose à André Portes (BAnQ, TL1,S11,SS1,D105,P43) et un autre à Jean La Tuilière (BAnQ, TL1,S11,SS1,D106,P17). Dans ce dernier cas, des experts ont été appelés pour procéder à la livraison de barriques de vin sans doute jugées fautives par Rhéaume, et celui-ci a été sommé de payer la somme due.  

[9] On sait que leur mariage est connu de tous avant 1740, puisqu’un procès qui oppose Thérèse Catin à un habitant de Montréal la présente comme veuve de Simon Rhéaume et remariée au sieur Charles Ruette d’Auteuil. BAnQ, TL5,D1131.

[10] Sylvie Dépatie, op. cit. 1988, p. 126

[11] L’affaire qui l’oppose à André Portes en 1755 dure plusieurs mois et concerne une somme de 15 000 livres que Rhéaume aurait tardé à remettre au demandeur (BAnQ, TL1,S11,SS1,D105,P43). La Cour déboute ses appels au moins une fois, lui infligeant une amende pour « fol appel ». « Appel mis à néant de la sentence rendue en la Prévôté de Québec, le 4 juillet 1755 » BAnQ, TP1,S28,P21164.

[12] Jean La Tuilière est un tonnelier de Québec. TL1,S11,SS1,D106,P17