La variole sur l'île Jésus

L’épidémie de variole de 1733 à Saint-François-de-Sales et la longue histoire d’une maladie


Henri Julien. Death waiting on the effects of Pestilence, Smallpox, Choiera and Fever in Montreal. Canadian Illustrated News, 5 juin 1875, p. 1.

Henri Julien. «Death waiting on the effects of Pestilence, Smallpox, Choiera and Fever in Montreal.» Canadian Illustrated News, 5 juin 1875, p. 1. Archives BAnQ.


Par Guillaume Bouchard Labonté – 12 juin 2018


En Nouvelle-France, la variole ne décime pas que les villes : elle frappe aussi les villages autochtones et menace les campagnes. Saint-François-de-Sales, à l’époque, n’est qu’une toute petite communauté rurale de quelques centaines d’habitants. Et elle n'est pas épargnée par la « petite vérole ».


En 1733, le curé Jean-Baptiste Poulin fait méticuleusement le bilan de l’épidémie qui l’a rejointe. Hubert Charbonneau, du MSGCL, en fait le résumé en 1992 : «  Des 384 malades, 210 sont de sexe masculin et 174 de sexe féminin. […] Grâce au curé Poulin, on sait que la contagion a fait 21 morts, soit 5.5% des malades. »[1]


En face d’un si faible pourcentage de décès, on pourrait en conclure que l’épidémie de 1733 n’a rien eu d’apocalyptique: la souche du virus était peut-être moins létale que celle qui a dévasté le pays trente ans plus tôt. Globalement, on sait que sans traitement ni vaccination, la variole tue en moyenne 30% des malades[2].


Il faut cependant prendre quelques données démographiques en considération afin de nuancer cette conclusion. À l’époque, l’île Jésus ne comptait que 687 personnes[3]. C’est donc 56% de la population totale de l’île qui est infectée, et 3% qui en meurt! Notons aussi que si une partie des habitants n’en ont pas souffert cette année-là (ou du moins n’en sont pas morts), surtout parmi les plus âgés, c’est qu’ils y avaient peut-être déjà été exposés lors d’une épidémie précédente. Celles de 1703 et de 1714 ont aussi causé des pics de mortalité sur l’île Jésus[4], mais l’immigration étant alors relativement forte, il est également probable que plusieurs habitants aient développé leur immunité ailleurs. L’épidémie de 1733, qui a plus d’ampleur que les précédentes, a en bref sans doute laissé une empreinte profonde dans la mémoire de l’île. Elle est également accompagnée d’une stagnation démographique. Alors que la population de la Nouvelle-France augmente de près de 4 000 habitants entre 1732 et 1736, l’île Jésus en perd 44[5].


À l’époque, l’île Jésus ne comptait que 687 personnes. C’est donc 56% de la population totale de l’île qui est infectée, et 3% qui en meurt!

La variole, éradiquée en 1980, a cessé de hanter les chaumières de Laval. Afin de mieux comprendre son effet possible sur les esprits des gens qui les ont habitées avant nous, la SHGIJ a entrepris de tracer quelques grandes lignes de l’histoire de cette maladie et surtout de son traitement, principalement au Québec.


Éclosions et symptômes


Les premières grandes épidémies de variole se seraient déclarées au cours de l’Antiquité, possiblement en Inde ou en Égypte. Plus tard, au XVIIIe siècle, la maladie infectieuse se manifeste de manière cyclique dans de nombreuses villes et peut tuer 10% de leur population en une seule éclosion, comme ce fut le cas à Québec à l’hiver 1703[6]. Elle affecte des gens de toutes les classes sociales : L’Empereur Joseph Ier en meurt en 1711 et Louis XV en 1774[7].


C’est en raison de la promiscuité et du commerce que les cités (en particulier les villes portuaires) sont les lieux d’éclosion par excellence. Ceux qui survivent à la maladie conservent souvent des cicatrices indélébiles, car la « picotte » se caractérise non seulement par des douleurs et des vomissements, mais aussi par de violentes éruptions cutanées. Le XVIIIe siècle urbain est celui de portraits cruellement grêlés. En outre, la variole peut, quoique rarement, causer la cécité chez les survivants ainsi que certains problèmes articulaires chez les enfants.


L’inoculation et le vaccin


Connue en Chine et en Inde depuis longtemps, l’inoculation s’amène en Europe au début du XVIIIe siècle par le biais de Lady Montagu, qui l’a observée à Constantinople[8]. Dans les années 1720, elle est donc pratiquée en Angleterre et éventuellement au sein de ses colonies[9]. Dans les zones d’influence française, et malgré les efforts de Voltaire – un ardent défenseur de la pratique[10] – elle reste cependant encore peu courante[11].


Nous avons trouvé peu de données sur les campagnes d’inoculation et de vaccination contre la variole sur l’île Jésus. Nous savons cependant que l’inoculation est pratiquée par quelques docteurs au Canada dès la fin du XVIIIe siècle : parmi eux, Frédérick-Guillaume Oliva (celui-ci, d’origine allemande, est arrivé à Québec en 1786)[12]. L’inoculation est une technique agressive. Elle consiste à mettre le pus d’un variolé en contact avec un patient sain. Elle peut, dans des cas rares, causer la mort. Lors de la campagne d’inoculation en Franche-Comté, entre 1784 et 1786, elle est directement en lien avec 3 décès sur 1660 enfants traités, soit 0,2%[13]. Le vaccin  est quant à lui introduit au Bas-Canada dès 1801. Plus simple, il se limite à l’injection d’un virus apparenté à la variole humaine, présent chez la vache : la « vaccine ». Chez l’être humain, la vaccine d’origine bovine est bénigne.


Au XVIIIe siècle, de nombreuses pratiques sont bien plus dommageables à la santé de l’enfance que l'inoculation. Mais les accidents suffisent à encourager le scepticisme ambiant. Le Parlement de Paris, en 1763, interdit même l’inoculation à l’extérieur des zones directement affectées par les épidémies[14].


Au début du XIXe siècle, quand le vaccin (on parle alors de « l’inoculation de la vaccine ») remplace l’inoculation de la petite vérole, le débat se poursuit. La division existe au sein même du corps médical, pour des raisons diverses : en France, on redoute entre autres une hybridation entre vaches et humains, puisqu’on en mélange les humeurs[15]… Plusieurs médecins français voient également l’innovation anglaise d’un mauvais œil – vraisemblablement par chauvinisme. Si l’on en croit les mémoires de Philippe Aubert de Gaspé, cette posture est partagée par certains Canadiens-français, qui disent préfèrer l’inoculation de « la bonne picotte française » à « l’invention anglaise »[16]. Plus largement, comme toute autre nouveauté, elle est reçue avec prudence. Dans une édition de 1821 du journal Le Canadien, on craint par exemple que « le public aimera mieux se fier à [l’inoculation de] la petite vérole qui est aisée à connaître, qu’à la vaccine dont il est si difficile en apparence de s’assurer le succès. »[17]


Au Québec, une violente controverse concernant le vaccin contre la variole persiste jusqu’à la fin du siècle. En 1885, la dernière grande épidémie montréalaise de variole emporte 3164 personnes, dont 2 117 enfants[18]. Plusieurs médecins (dont le docteur Joseph-Émery Coderre) s’opposent malgré tout aux programmes de vaccination adoptés d’urgence. Lors de l’émeute du 28 septembre 1885, des masses d’anti-vaccinateurs vont même jusqu’à vandaliser une pharmacie, le Bureau de santé et l’Hôtel-de-Ville.


La fin de la menace?


Au XXe siècle, la variole a fait des centaines de millions de morts. Ce sont des efforts mondiaux de vaccination qui ont finalement permis d’éradiquer le fléau. Et pourtant, nous en conservons de très mauvais souvenirs. La peur ne s’est pas non plus totalement volatilisée. Plusieurs craignent que la congélation naturelle des corps des victimes de la variole en Sibérie ait pu préserver le virus. Est-ce une menace imminente? Peut-être bien : les changements climatiques et la fonte du pergélisol ont déjà libéré des spores d’anthrax dans la région, vraisemblablement contenus dans le cadavre d’un renne congelé depuis 75 ans. Conséquemment, 24 personnes ont été contaminées, et un enfant est décédé.



[1] Hubert Charbonneau. « Les Varioleux de Saint-François-de-Sales en 1733 ». MSGCL, vol 43, no 4, hiver 1992, La Rubrique du PRDH, p. 292.

[2] Agence de la Santé publique du Canada. « Qu’est-ce que la variole? » [En ligne] URL : http://www.phac-aspc.gc.ca/ep-mu/smallpox-fra.php (page consultée le 11 juin 2018). Ajoutons que la variole, au XXe siècle seulement, a emporté 300 millions de personnes.

[3] Sylvie Dépatie. L’évolution d’une société rurale : l’île Jésus au XVIIIe siècle. Thèse de doctorat, Université McGill, 1988, p. 49.

[4] Ibid, p. 62.

[5] Ibid, p. 49.

[6] Rénald Lessard. « L’épidémie de variole de 1702-1703 ». Cap-aux-Diamants, no 42, été 1995, p. 51.

[7] Georges Vigarello. « Inoculer pour protéger » Communications, 1998, no 66, p. 65.

[8] Ibid, p. 65.

[9] Rapport sur le fait de l’inoculation de la petite vérole. Paris, 1763, p. 88.

[10] Jean-Pierre Peter. « Les médecins français face au problème de l’inoculation variolique et de sa diffusion (1750-1790). Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 1979, 86-2, p. 253.

[11] Ibid, p. 259

[12] Marcel Cadotte. « Considérations médico-sociales des épidémies à Montréal au XIXe siècle. » Montréal au XIXe siècle. Des gens, des idées, des arts, une ville. Actes du colloque organisé par la Société historique de Montréal (automne 1988). Textes colligés par Jean-Rémi Brault. Ottawa, Léméac, 1990, p. 143.

[13] Peter, op. cit. 1979, p. 256

[14] Ibid, p. 253.

[15] Pierre Darmon. « Les premiers vaccinophobes. » Sciences sociales et Santé. Année 1984, 2-3-4, p. p. 129. Cette terreur est accompagnée d’une imagination foisonnante, puisque quelques médecins croient observer, chez certains enfants, des métamorphoses troublantes. Dans l’article cité, on parle du cas du Dr Moseley, qui constate que le crâne d’un enfant vacciné « paraissoit se transformer et prendre en quelque sorte la forme d’une tête de vache ».

[16] Marcel Cadotte. Op. cit. 1990, p. 143.

[17] Le Canadien, 29 août 1821, p. 250.

[18] Ibid, p. 146.